Sans filet, sans recul, et surtout en évitant à tout prix d’être pollué par la façon dont il aurait pu être reçu déjà ou dont il le sera plus tard, on tente un partage à chaud de l’expérience brutale, fracturante « le monde après nous » ou “leave the world behind”
J’en sors presque à l’instant et je ne me souviens même plus la dernière fois que j’ai ressenti quelque chose de vaguement approchant. Télescopage en règle, le film m’a percuté sans préavis et absolument hypnotisé. Avis de stupeur admirative, sans spoiler et sans filets.
Intro : Le monde avec nous.
Premières images très léchées, incroyablement léchées, un peu froides, qui excitent ma curiosité et créent une forme d’attention pas si évidente à susciter aujourd’hui, avec la submersion des possibilités, du streaming, et de l’entertainment sous toutes ses formes. C’est vrai que notre attention est moins dispose, moins ouverte à embrasser complètement quoi que ce soit. Il y a toujours la possibilité d’une île, toujours la possibilité d’autre chose de plus intéressant, sans que jamais l’on soit entièrement là… Mais justement ici… ces premiers plans, déjà tellement chirurgicaux, tellement droits, tellement épurés, et en même temps très saturés, stridents, et phénoménalement académiques dans le même temps, sont tout de suite une source de questionnements.
Je me suis dit que j’allais me retrouver face à quelque chose d’un peu trop dur, d’un peu trop agressif, des plans et des découpes trop franches, une envie de brutaliser un peu artificiellement le spectateur par une construction successives de plans aigus, de silences et de répliques lapidaires, de personnages éberlués. Un piano aux notes dures vient au soutien de mes anticipations mais très vite, le truc éclate totalement, notamment avec les premiers plans dans l’appartement d’Amanda et Clay Sandford (Julia Roberts et Ethan Hawke), couple de parents plutôt épanouis, décidant un peu à la dernière minute de s’embarquer dans un week-end à la campagne, dans l’immédiate province de l’État de New York. Mais tout de suite, là aussi, il y a à chaque plan, dans les premières images, dans les premières minutes, une interpellation quasi permanente. C’est comme si chaque scène nous rappelait la puissance narrative de la caméra…
Ça faisait si longtemps que je n’avais pas été saisi par la façon dont elle pouvait permettre d’accéder aux personnages. Il y a d’ailleurs un truc très marrant pendant ces premières phases, ce sont ces zooms progressifs vers les personnages, que je ne me souvenais pas avoir vus depuis super longtemps, en tout cas pas de façon aussi systématique. Et au début, ça a l’air terriblement ringard, et on se dit, mais pourquoi je trouve ça ringard ? Je n’en sais rien. Mais ce qui est fascinant, et c’est là que c’est très fort, c’est qu’à force de l’utiliser, et je parle de quelques minutes, la puissance de l’objet, de cet outil, cet instrument, qu’on a totalement délaissé, retrouve soudain une fraîcheur incroyable, et nous projette dans l’histoire avec un poigne extraordinaire. 5’6“.
Fauteuil d’orchestre.
La musique d’intro « Space ». On entame l’histoire avec ce morceau qui dit quelque chose, sans tout dire, de “Leave The World Behind ». Space pour ma part, m’a induit en erreur, et pourtant il est génialement prophétique, parce il n’accompagne pas l’histoire. En fait, ce morceau, c’est là que ça devient génial, est quasi schizophrène, ou superposé, faisant pressentir, très tôt mais tellement subtilement, ce qui pourrait arriver. On va chercher, tous les capillaires en alerte, ce qui pourrait bien arriver et il n’arrive rien…, Dans le même temps, on se réchauffe au contact des personnages avec lesquels on s’apprivoise et dont on comprend peu à peu qu’ils n’ont rien à cacher de tragique, rien d’horrible qui roderait dans l’ombre de leur paisible quotidien. C’est déjà un savoureux contrepied par rapport à tellement de films où lorsqu’un élément de la réalisation n’est pas en harmonie immédiate avec ce que l’on voit, il ne s’agit que d’un flambant panneau indiquant des apparences trompeuses. Ici, justement, ce qu’on voit, c’est ce qui est. Mais alors, quoi ? Qu’y a-t-il de si génial là-dedans ? Ce que je trouve nouveau, c’est la déconnexion entre les instruments du récit employée pour éveiller une intuition. Les personnages et les événements ne sont pas comme (trop ?) souvent, des espèces de palimpsestes recélant tous les secrets de l’intrigue. Même en l’écrivant, cela paraît tout bête mais à l’usage, c’est frappant. C’est un peu comme ces scènes qui ponctuent toutes les histoires dans tous les formats possibles : ce qui est dit et montré doit être utile, et trouvera son usage en temps et en heure. Pas ici.
Les personnages sont au diapason de ce qu’ils délivrent, de leurs messages, de leurs comportements… …et c’est hyper troublant, parce qu’en fait, on n’arrête pas de se dire, mais sur quel pied je danse ? Et c’est fascinant, au point petit à petit, et prenant de l’ampleur, de créer une espèce de distorsion… Ce déséquilibre, il nourrit un furieux désir de comprendre et d’en savoir davantage. Très fort de nouveau, parce que tout ça est très contrôlé, et sans être désagréable, c’est interpellant.
Revenons à nos personnages qui décident de prendre la route pour ce week-end un petit peu improvisé. Ils développent déjà des comportements, une complexité, des interactions qui sont moins routiniers qu’à l’accoutumée. Ils sont sobres et léchés en même temps. On réalise (moi en tous cas) à quel point les constructions, la façon dont les histoires sont racontées, dont les personnages interagissent dans le cinéma et dans les séries, est normalisée, scriptée, ou à l’inverse, tellement caricaturale, délirante, ou artificiellement provocante. Il n’y a plus de place pour des gens normaux, pourtant plus complexes. En fait, chaque personne ordinaire est extraordinaire. Et ça aussi, c’est tout bête, mais le film met le doigt dessus. Et on voit une Julia Roberts qu’on n’a jamais vue, un Ethan Hawke qu’on n’a jamais vu, des enfants et des adolescents qui ne sont pas grotesques ou parodiques. C’est déjà très fort alors qu’il ne s’est rien passé.
Comment dire ?
Sam Esmail, le réalisateur s’était fait connaître pour Mr Robot entre autres. On pourrait s’amuser à remailler sa nouvelle création par petits bouts d’exploits déjà accomplis, mais pourquoi finalement vouloir expliquer ce « Monde après nous » à partir d’autre chose que lui-même.
Pour en dire un tout petit peu plus, ou à peu près rien, le film tourne autour de la rencontre de deux familles dans le contexte d’événements troublants. Cinq personnages auxquels on n’a pas assignés l’impossible mission de représenter l’humanité toute entière, et qui ne sont donc pas un échantillon caractéristique de quoi que ce soit. Là encore, un bon point pour Sam, un autre, pour ne rien faire comme tout le monde : et ça marche, parce que précisément, on s’identifie à chacun et à personne en particulier. En osant ne pas figurer des personnages primaires (au sens de couleur), le film invoque l’humanité dans plusieurs êtres distincts, le bon et le moins bon, le beau et le laid, le courage… Le résultat d’un tel pari, c’est que l’on se détourne de la tentation de désigner les justes ou de choisir son camp pour s’interroger sur l’expérience, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » traversée par chacun des personnages.
La Musique co-écrite par Sam Esmail et Mac Quayle est d’évidence l’histoire dans l’histoire ; elle est la quatrième dimension de ce film en apesanteur. Il y a tellement de grâce et d’intensité, de puissance et d’intelligence, de plans qui se répondent entre eux avec une justesse presque dérangeante. Il y a des montées, des séquences croisées que je n’essaierai pas de vous restituer tant elles sont virtuoses mais qui servent incroyablement l’expérience globale. Quelques heures plus tard, on mesure que le réalisateur n’est jamais prisonnier de quoi ce que ce soit.. la construction est méticuleuse, mais des tas de scènes sont aussi précieuses et jouissives que non stratégiques. Sam Esmail façonne un objet, un voyage qui ne s’embarrasse pas orgueilleusement de ses parties pour délivrer une œuvre, et que je qualifie pour telle au seul regard de ce qu’elle a produit sur moi.
Pas de conclusion, cet article est une impression, une sensation et surtout un brûlant désir de partage. Précipitez-vous sur ce météore d’iridium pur et racontez-nous votre propre rencontre.
Laisser un commentaire