Le 7 Janvier, des terroristes, des âmes perdues, des abrutis d’une bêtise qui insulte l’ordre du vivant, ont prétendu rayer d’un trait rageur et barbare la forme la plus élémentaire et la plus fondamentale de la liberté : celle de dire, de dépeindre, de raconter, d’interroger, de dessiner. En tentant d’assassiner la liberté, ils ont porté la main sur l’humanité toute entière.
J’écris avec une moue de dégoût chevillée au visage, avec une pulsation battant l’incompréhension et la colère dans tout mon corps, mais aussi avec le sentiment d’avoir retrouvé ma famille, celle de ceux si nombreux, qui comme moi ont mal, et souffrent d’une façon qu’ils n’imaginaient pas. Mais si un papier, un article doit sortir aujourd’hui, ce n’est pas pour grossir le contenu du site, pas non plus parce qu’il le faut (même s’il le faut) mais bien parce que même alors que nous sommes encore en deuil, commencent à s’égailler dans la nature des formules, des déclarations, des tweets (putain de tweets !), des remarques que l’on pourrait regarder comme dérisoires, vaines et insignifiantes mais qui méritent d’être désamorcées dès maintenant afin que l’on arrête une fois pour toute de « relativiser », de « mettre en perspective » ou même « d’expliquer ».
De la liberté en générale
Ce qui a commencé à poindre le bout de son nez aux coins des conversations, sur le zinc des bistrots, dans les couloirs des bureaux, les colonnes même du New York Times quelques heures à peine après l’attaque de Charlie Hebdo, c’est une forme de défiance, une sorte de spasme malodorant vis à vis de la tuerie mais peut être plus encore en regard du mouvement compassionnel prodigieux qui a alors enflammé la planète. Reposant sur une critique habituelle de Charlie Hebdo et la provoc à tout craint de l’icône satirique, les intéressés s’appuient sur la culture polémique de la vieille bande pour prétendre expliquer. STOP ! Pour le coup, c’est de l’ignorance crasse, de la crétinerie compactée à la presse hydraulique : pourquoi ? parce que l’enjeu, et je ne le rappelle qu’avec l’humilité honteuse d’un élève auquel on demande de réciter sa table de 4, parce que l’enjeu donc n’est pas de savoir si on est d’accord ou non avec l’usage que Cabu, Charb, Honoré, Tignous et les autres font de la liberté d’expression, pas plus qu’il n’est de savoir si ils ont ou non dépassé des limites, mais qu’il est de réitérer le manifeste de la seule et unique valeur sans laquelle aucune autre ne peut exister : la liberté.
Comme l’ont dit mille fois et mille fois mieux des phares de la pensée, il est question ici de se battre pour la liberté de chacun de formuler ce qu’il pense, quand bien même cela devrait-il nous déplaire et même mieux, surtout si cela nous déplait. Non, Charlie ne l’a pas « bien mérité », non Charlie ne l’a pas « bien cherché », Charlie a juste fait son boulot à la lettre et héroïquement soutenu le principe de la liberté dans sa totalité, sa diversité, en bravant non seulement les menaces et les condamnations à morts mais également la fatwa de la pensée unique, se mettant à dos une bonne partie de la presse généraliste oublieuse des exigences de cette même liberté.
Non, Charlie ne l’a pas « bien mérité », non Charlie ne l’a pas « bien cherché », Charlie a juste fait son boulot à la lettre et héroïquement soutenu le principe de la liberté dans sa totalité…
De la liberté en particulier
L’autre versant de ce « coup », et c’est celui sur lequel il faut peut-être réagir avec encore davantage de fermeté, c’est la question du sauf-conduit dont bénéficieraient la ou les religions en matière de satire, de critique ou de caricature. Non seulement il est impératif de pouvoir moquer et critiquer n’importe quoi mais c’est encore plus indispensable en matière de culte, de religion où le cortège de dogmes et les impasses doctrinaires s’en remettent à la mystique pour se soustraire à l’analyse. Mon propos n’est pas de verser dans la polémique mais d’humblement rappeler que les religions épousent le questionnement philosophique et l’inflexion humaine si unique consistant à nous interroger sur le monde et notre place en son sein. Or, que l’on observe simplement un individu naissant et grandissant loin de l’enseignement des hommes acquis à une foi plutôt qu’à une autre, et l’on verra alors de façon certaine s’épanouir en lui les questions essentielles liées à son humanité et au pourquoi de son existence, alors que rien du fabulaire de Mahomet, Yhavé, d’Allah ou du Dieu des Chrétiens n’y viendront par magie. Ce qui est convoqué ici, c’est le droit absolu et inconditionnel de rechercher la vérité, induisant un retournement d’une fascinante élégance, puisque c’est cette même liberté qui sert de socle à la latitude pour chacun d’embrasser la spiritualité de son choix.
Et si le choc avait fracturé la chape de la pensée unique ?
À l’échelle de notre société, les événements survenus mercredi nous interrogent en tant qu’individus, en tant que citoyens mais également en tant que voyageurs dans le temps. Nous sommes portés à penser par un biais persistant de notre culture, et quand je dis nous, je pense à ceux dont les valeurs sont essentiellement assises ou hérités de l’héritage judéo chrétiens, que nous arpentons un chemin qui monte. La notion de progrès est à ce point incise dans notre fonctionnement qu’elle n’est même plus identifiée ou perçue (Hesna Cailliau, L’Esprit des Religions). Un effet induit de cette logique, c’est que tout ce que nous obtenons, tout ce que nous recouvrons de l’onction de la vérité admise pour ne pas dire révélée devient immuable et indépassable. Il peut s’agir de découvertes scientifiques (La Terre est ronde, l’héliocentrisme), de la vision de l’humanité et de ce qu’elle recouvre (fin de l’esclavage), de mœurs, (droit des femmes, peine de mort, sexualité, homosexualité, etc, rapport aux minorités, racisme), le fait est que tout ce que sur quoi nous parvenons à trouver un consensus devient irrécusable, indiscutable, définitif, impératif, sans réplique.
Or, que l’on observe simplement un individu naissant et grandissant loin de l’enseignement des hommes acquis à une foi plutôt qu’à une autre, et l’on verra alors de façon certaine s’épanouir en lui les questions essentielles liées à son humanité et au pourquoi de son existence, alors que rien du fabulaire de Mahomet, Yhavé, d’Allah ou du Dieu des Chrétiens n’y viendront par magie.
C’est d’ailleurs bien là que le bas blesse, parce que cela s’est traduit par une pression de plus en plus forte, une pression oppressante et pour finir une exigence d’unité sur certaines questions qui n’admettait plus qu’on s’essaie à les débattre… C’est cette mixture informe qui tient lieu de pensée depuis très longtemps désormais et c’est peut-être un peu elle qui nous a mené aux actes monstrueux commis le sept janvier. Difficile voire impossible à défaire en raison de la considérable quantité de bonnes intentions dont elle est un charnier à ciel ouvert, cette pensée du bien absolu alimentée par les culpabilités et la repentance constante à laquelle nous sommes invités n’a cessé d’ajourner, ridiculiser, railler les questions et les enjeux dont la seule évocation valent à nombre d’intellectuels d’être devenus en l’espace d’un livre, d’un article, d’un mot, de parfaits indésirables.
L’élimination simultanée de figures multidimensionnelles, Cabu, Charb, Wolinski aussi importantes dans l’espace contemporain qu’à travers les nombreuses décennies qu’elles ont contribué à façonner renvoient à la destruction du patrimoine culturelle et à une forme de terreur surpassant la mort : celle de l’oubli. Michel Onfray en tête a eu des mots très forts pour décrire la précarité de la pensée libre et la nécessité de restaurer sa diversité, de récréer un débat nourri d’options réellement divergentes. Charlie Hebdo, lui, si décrié, honni et si mal compris, n’a jamais failli à ce devoir de résistance. Jusqu’à la mort.
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