Syngué Sabour – Pierre de Patience, au nom de la Femme.

L’Afghan Atiq Rahimi met en scène son propre roman et nous plonge au cœur d’un drame banal – et pas si banal – de la vie, dans une ville en état de guerre civile. Une deuxième œuvre magnifique et une vraie leçon de vie.

Il était temps. Temps de réécrire et de reprendre plaisir car je dois avouer que mes dernières sorties au cinéma ne m’ont pas forcément inspiré. Comme vous devez désormais le deviner, je prends la plume (ou le clavier…) pour des films particuliers, évocateurs, risqués, très « ciné ». Et qu’ils soient bons ou mauvais à mon goût. Donc jusqu’à présent, rien d’affolant. Mais c’était sans compter ce petit film franco-germano-afghan, sorti dans l’indifférence générale, et qui vaut à lui seul toutes les sorties du mois de février.


L’Afghanistan. Du moins on le devine car aucune information de lieu ne filtre. Un cadre si particulier, si hors du temps. Mais avant tout une réalité quotidienne à même de saisir la profondeur, l’émotion et l’audace du drame d’Atiq Rahimi.

Nous voilà plongés dans ce qui prend les traits du Kaboul d’aujourd’hui, ou plus exactement dans un quartier particulièrement sensible et dévasté, au pied des montagnes, où persistent quelques combats sporadiques. Là, dans une maison, une jeune femme veille religieusement un homme alité. Un homme d’âge mûr, dont on comprend qu’il s’agit de son mari, héros de guerre, et visiblement dans le coma. L’homme a pris une balle dans la nuque quelques jours auparavant et fixe le plafond, respirant, absent.

Désarmée, seule avec ses deux filles, elle lui parle, le soigne dans l’attente d’un réveil. Débute alors un huis clos dans un espace de vie et de mort. Cet homme, cet époux qu’elle ne connaît que trop peu, victime d’une guerre fratricide où l’homme se distingue dans une désespérante quête de fierté machiste. La rencontre de la jeune femme avec sa tante, libre et indépendante, va d’un coup l’éveiller, l’émanciper. Et désormais faire de son mari sa pierre de patience, sa « Syngué Sabour », qui renvoie à une légende afghane qui veut que l’on se confie à cette pierre magique afin de se débarrasser de tout sentiment pesant. Jusqu’à ce qu’elle éclate.

Chaque jour, elle brave donc le danger afin de lui parler, de lui révéler ses secrets, son intimité la plus profonde. Tout en redécouvrant le plaisir sexuel à travers un jeune milicien bègue, un éphèbe innocent dans des habits de tyran. C’est l’heure de la revanche pour la jeune femme. Du retour à la vie et de l’affirmation de sa condition. Avec ses doutes, ses craintes, sur sa foi, sur elle, sur le Coran, caution morale. La caméra d’Atiq Rahimi filme cette confrontation en toute pudeur, respectant la douleur et la pesanteur du sujet. Sa maîtrise et sa discrétion  permettent progressivement de prendre la mesure de cette révélation. Dans la salle de cinéma, je ne peux être que captivé par cette confession intime et cette démonstration d’humanité en territoire hostile. Car un tel acte, aussi audacieux soit-il, et qui vaudrait la mort pour la jeune femme, s’apparente au fil des minutes à une seconde balle glissant paisiblement dans la nuque de son époux. Elle n’en a cure, prend le risque de son réveil, et n’a plus qu’un seul objectif en tête : devenir elle, s’émanciper et à travers elle la démonstration faite de la faiblesse naturelle de l’homme. Dans un univers où chaque afghane subit le joug, la jeune femme s’impose comme un symbole de pouvoir.

Syngue Sabour
La jeune femme et son mari, incarné par Hamidreza Javdan

La force de ce film repose évidemment sur l’exceptionnelle partition de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani, belle et émouvante, qui accapare totalement l’œil du spectateur. Mais aussi sur la langue, le persan, qui sublime à l’écoute le récit et renforce l’intensité de l’atmosphère. Cet ensemble harmonieux ne supporte aucune longueur, aucun temps mort. Chaque personnage a son importance, sa spécificité, le tout avec une étonnante justesse. La caméra devient une invitation : on finit par intégrer le film et en être le spectateur direct. La clé d’une grande réussite.

Je ne pouvais donc passer sous silence un film aussi beau, aussi poignant et tellement aux antipodes de ce que l’on a l’habitude de voir, d’apprécier, de détester. Un film qui nous fait comprendre à quel point nous sommes à des années lumières de cette réalité, de ces standards de la vie locale qui provoquent notre émoi.
Enfin, hasard du calendrier, ou coïncidence étonnante, j’ai assisté à la victoire de cette femme le jour…de la Journée de la Femme.
Merci Atiq.
Atiq Rahimi